Gérald Clayton - Bells On Sand (Blue Note Records)
Le pianiste de génie Gérald Clayton, nous revenait il y a quelques mois avec son sublime Bells On Sand, un disque envoutant et bienveillant qui frôle la perfection. D'une grâce et d'une classe inégalables, ce second opus paru sur le prestigieux label Blue Note, évoque à bien des égards les univers musicaux emblématiques des compositeurs français Erick Satie ("There is music where you're going my friends") et Gabriel Fauré ("Elegia"), mais s'ouvre également vers d'autres horizons sonores étonnamment familiers. Nommé six fois au Grammy Awards, l'artiste réunit ici un casting multigénérationnel de haut vol, où s'expriment son père, le légendaire contrebassiste John Clayton ainsi que son mentor le saxophoniste Charles Lloyd. A leurs côtés, s'illustrent le fidèle Justin Brown à la batterie et Mariana Secca alias MARO, chanteuse portugaise à la voix enivrante.
Gerald nous adresse une musique intimiste hors du temps, un jazz touchant et inspiré qui n'est pas sans rappeler, à certains égards, la période cool de Miles Davis ("Water's Edge") et à d'autres moments, les mélodies captivantes et cinématographiques de Michel Legrand ("Damunt de tu Només les Flors").
Je ne saurais trop vous conseiller aussi l'hommage merveilleux rendu - me semble-t-il - à Roy Hargrove et son art inimitable du groove, dans l'excellent "That Roy", où l'ombre d'un Robert Glasper semble également pointer le bout de ses doigts.
Blue Lab Beats - We Will Rise EP (Blue Note Records)
En 2017, le beatmaker NK-OK et le multi-instrumentiste Mr DM (guitare, basse et claviers) publiaient Xover, un cocktail jazztronica jubilatoire et détonant, mêlant avec brio leurs influences jazz, hip-hop, afro, soul, funk et R&B àune electronica redoutablement énergique et dansante. Le jeune tandem londonien baptisé Blue Lab Beats, imposait alors durablement ses vibrations boom-bap et ses sonorités jazz-funk sur une scène britannique en pleine effervescence.
En 2020, ils revisitaient le classique "Montara" de Bobby Hutcherson sur la compilation Blue Note Re:Imagined, marquant ainsi le début d'une nouvelle aventure au sein d'un label prestigieux. C'est en effet via Blue Note que le duo nous revient avec We Will Rise, nouvel EP annoncé par un premier extrait chaud-bouillant intitulé "Blow You Away (Delilah)", où s'illustre au chant la star montante de l'afrobeat, l'anglo-ghanéen Ghetto Boy. Le riff de guitare entêtant et terriblement accrocheur du single nous rappelle celui de l'inoubliable "Pineapple", morceau hypnotique de leur précédent LP qui avait contribué, il y a 4 ans, au succès retentissant du groupe. On se souvient d'ailleurs de l'excellente prestation de ses invités: Moses Boyd à la batterie et le collectif Nèrija aux cuivres.
Dans ce très ensoleillé "Blow You Away (Delilah)",la contribution de Ghetto Boy est également décisive et s'inscrit dans le processus créatif de Blue Lab Beats qui, malgré les confinements successifs, a su s'échapper du marasme ambient et nous emmener sous des cieux plus propices au lâché prise.
Bien qu'un peu moins festives, les 4 autres compositions de l'effort nous invitent elles aussi à nous évader et à nous déhancher langoureusement sur des grooves fédérateurs, nourris de délicieuses nuances funky et jazzy.
Conviant à leurs côtés le guitariste Alex Blake (WizKid) sur le très chill "Nights In Havana", le saxophoniste Braxton Cook sur l'addictif "We Will Rise", le rappeur Kojey Radical et le chanteur DTsoul (au talkbox) sur le sensuel et west coast "Tempting (Dance2)", les deux anglais réaffirment l'étendue de leur palette musicale qui tire sa richesse aussi bien des beats de J Dilla et Madlib, que du génie de Fela Kuti ou Herbie Hancock.
"Imaginé en réponse aux événements actuels, ce projet qui vient du cœur veut offrir un peu de réconfort et d’espoir à ceux qui sont englués dans le racisme et les préjugés. Il a été boosté quand la dynamique autour du mouvement Black Lives Matter a repris, avec toutes ces images de violence en mode repeat. NK-OK etMr DM ont immédiatement cherché à produire une sorte de couverture de survie, de baume guérisseur".
Le trio de Manchester GoGo Penguin publiait le 12 Juin dernier son sixième effort au titre éponyme. Troisième album paraissant sur le prestigieux label Blue Note, il succède à l'excellent Ocean In A Drop: Music For Film paru en Octobre 2019 pour accompagner le célèbre documentaire Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio. Ce dernier illustrait comme à l'accoutumé l'inventivité et la signature sonore devenue incontournable du groupe britannique, formé par le pianiste Chris Illingworth, le batteur Rob Turner et le contrebassiste Nick Blacka. Nos 3 larrons, qui dépoussièrent la sainte trinité piano-basse-batterie, croisent sans vergogne le jazz, le rock, l'électro et la musique minimaliste, se jouant ainsi des étiquettes et des conventions. Avec ce disque et les 10 compositions enivrantes qu'il aligne, GoGo Penguin pense avoir enfin trouvé les tonalités, la coloration et les vibrations qu'il cherche à exprimer depuis ses premières expérimentations en 2012. Accessible et envoûtante, sa musique ne nécessite aucun préambule ni prérequis, elle touche d'emblée avec ses harmonies hypnotiques et ses motifs répétitifs entêtants. Tantôt frénétiques et tantôt planantes, les ambiances quasi-cinématographiques de l'opus nous invitent à déambuler dans un espace hybride où sonorités organiques et trames synthétiques s'entremêlent inlassablement.
Robert
Glasper - Covered (The Robert Glasper Trio recorded Live At Capitol Studios)
(Blue Note)
L’excellent pianiste jazz Robert Glasper a enflammé la critique et séduit un large public grâce
à ses deux précédents albums largement orientés R&B, Black Radio paru en 2012 et Black
Radio 2 sorti l’année suivante.
Proche des milieux hip-hop et néo-soul, il côtoie et
collabore avec des artistes d’horizons divers tels que Meshell Ndegeocello,
Bilal, Erykah Badu, Q-Tip, Jay-Z, Maxwell ou Common ainsi que les jazzmen Chris
McBride, Roy Hargrove, Terence Blanchard…
De retour chez Blue
Note avec le même trio qu’en 2005 et 2007 lorsqu’il publiait ses opus Canvas et In My Element, le musicien nous offre un projet jazz acoustique d’une élégance rare, intitulé Covered (The Robert Glasper Trio recorded
Live At Capitol Studios).
Nous retrouvons donc ses fidèles acolytes, Vincente Archer à la contrebasse et Damion Reid à la batterie enregistrant
avec lui en Décembre dernier une session
live intimiste devant un public ultra restreint, dans les mythiques Studios Capitol d’Hollywood.
Comme son nom l’indique, l’enregistrement se compose de reprises chères à Robert, piochées dans son propre répertoire (I Don’t Even Care, In Case
You Forgot) ou issues de ceux de Radiohead
(Reckoner, premier single de l’album),
Joni Mitchell (Barangrill), Musiq Soulchild
(So Beautiful), Jhene Aiko (The Worst), John Legend (Good Morning) ou encore Kendrick
Lamar (I’m Dying Of Thirst)…
Parmi ces covers qui exposent ses talents d’arrangeur et sa virtuosité discrète, empruntant
indifféremment aux scènes pop rock , électro, folk, R&B, hip-hop et néo
soul, le pianiste a choisi d’interpréter l’immense standard de jazzStella By
Starlight (écrit par Victor Young),
une ode somptueuse où l’influence des rythmes
urbains apparaît dans le jeu expert du batteur.
Malgré le fait qu’il compose toujours en pensant à la manière
qu’un chanteur ou MC pourrait déposer son flow sur ses mélodies, Covered est un album uniquement instrumental, exception faite d’une
courte intervention d’Harry Belafonte
dans le vibrant et engagé Got Over. L’ancien
crooner y déploie un texte touchant qu’il récite d’une voix fragile et usée,
décrivant une journée dans la peau d’un afro-américain… Sur I’m Dying Of Thirst, des voix d’enfants énoncent
le nom des victimes de violences policières aux US, issues des minorités certains
de ces martyrs ont été rendus tristement célèbres en partie grâce à la mobilisation
de stars telles que Nas, Derrick Rose, D’Angelo, ?uestlove ou Kendrick Lamar (qui est d’ailleurs l’auteur
du thème).
Le ton est donc donné, Covered
est un live de jazz engagé socialement
mais aussi artistiquement, en effet le trio nous balance, au-delà de ses sublimes
reprises, son étonnant In Case You Forgot,
unique titre au format réellement jazz, qui s’étale sur 13 minutes et où les
trois musiciens improvisent en totale liberté s’acoquinant même à certains
moments au free jazz.
Robert Glasper,
avec son doigté délicat tantôt véloce tantôt cool exprime une telle
décontraction qu’il captive d’emblée, que ce soit dans le cadre d’un concert
privé ou d’un festival. Aussi adroit dans tous les répertoires de la black
music, il s’impose peu à peu comme une figure emblématique du paysage musicale
américain, fusionnant comme personne la sophistication du jazz et l’efficacité
du hip-hop/R&B.
José James - Yesterday I Had The Blues :
The Music Of Billie Holiday (Blue Note)
Le label Blue Note
et son président, le producteur Don Was,
nous présentent Yesterday I Had The
Blues : The Music Of Billie Holiday, nouvel opus du jeune crooner originaire
de Minneapolis, José James. A
l’occasion du 100ième anniversaire de la diva disparue à New York en
juillet 1959 à l’âge de 44 ans, le chanteur à la voix de baryton gorgée de soul a décidé de lui rendre hommage (comme l'a fait Cassandra Wilson) à
travers un recueil de 9 reprises parmi lesquelles figurent les mythiques Tenderly, Good Morning Heartache et Body
And Soul.
Entouré de musiciens d’exception comme le pianiste Jason Moran, le bassiste John Patitucci et le batteur Eric Harland, José a choisi de s’attaquer à un exercice délicat et périlleux,
celui d’interpréter les standards écrits ou immortalisés par la dame au camélia, dont la voix est un
de ses premiers souvenirs musicaux.
Yesterday I Had The
Blues : The Music Of Billie Holiday est un album de ballades touchantes et envoutantes que sa voix caresse
tendrement. Quelques titres pourtant arborent un tempo plus soutenu comme What A Little Moonlight Can Do et son swing jouissif ou Fine And Mellow, Lover Man
et God Bless The Child et leur shuffle enivrant.
Dans Strange Fruit,
qui clôt le disque, José a opté pour
un a cappella vibrant résonnant
comme le chant d’une marche funèbre. C’est sans aucun doute le plus bel effort
du projet, quelques loops construisent la chorale de ce gospel terrifiant tandis que sa voix s’élève et s’affirme avec
force, conviction et gravité !
S’il a exploré différents univers lors de ses précédents
albums, depuis The Dreamer paru chez
Brownswood en 2008,jusqu’à son très personnel While You Were Sleeping en 2014 chez Blue Note, l’artiste au timbre chaud et sensuel revient à un jazz plus classieux, à
un blues plus épuré et intimiste. Laissant un temps ses sonorités hip-hop, néo
soul, R&B, folk et indie rock qu’il inocule habituellement à son répertoire
jazzy, on le retrouve ici dans un projet plus conventionnel, parfois trop monotone
et malheureusement sans relief…
Chaque disque de Marcus
Miller est un évènement, chacun d’eux est une immersion dans son univers en
fusion qu’il nous dépeint à grand renfort de slap et de lignes de basse massives
au groove assassin. Après Renaissance
paru en 2012, il publie Afrodeezia sur le prestigieux label Blue Note, entouré d’un quintet exceptionnel : le saxophoniste
Alex Han, le trompettiste Lee Hogans, le pianiste Brett Williams, le guitariste Adam Agati et le batteur Louis Cato. Nommé artiste de l’Unesco pour la paix
en 2013 et porte-parole du programme
éducatif La Route De l’Esclavage, Marcus
entreprend avec ce nouvel opus de « remonter à la source des rythmes
qui font la richesse de son héritage musicale », de l’Afrique aux Etats-Unis ,
en passant par la France, le Brésil ou les Caraïbes.
Débutant son voyage initiatique en Afrique, il s’abreuve de culture mandingue au Mali, passe prendre
le chanteur Alune Wade au Sénégale
puis poursuit son exploration de l’ouest africain vers le Ghana berceau du Highlife, tout proche du Nigeria et plus
précisément de Lagos terre de l’afrobeat
et de Fela Kuti. Hylife est la première étape de son pèlerinage
et constitue par la même le premier single d’Afrodeezia.
Dans B’s River,
inspiré par sa femme Brenda au retour d’un trip en Zambie, Marcus au guembri (ainsi
qu’à la basse et à la clarinette basse), Cherif
Soumano à la kora, Guimba Kouyaté
à la guitare, Adama Bilorou Dembele aux
percussions et Etienne Charles à la
trompette, nous invitent en Afrique Australe pour une ballade où jazz, mélodie pop et sonorités ancestrales
font bon ménage autour d’une rythmique hypnotique, avant de descendre en
Afrique du sud écouter les chœurs interpréter du gospel.
Dans Preacher’s Kid
(Song For William H), dédicacé à son père William, Marcus troque en effet sa guitare basse pour une contrebasse et
rassemble autour de lui l’organiste Cory
Henry (Snarky Puppy) et une chorale d’exception composée des voix d’Alune, Lalah Hathaway
(oui oui, vous ne rêvez pas !), Julia
Sarr et Alvin Chea des Take 6.
Traversons l’Atlantique maintenant, les rythmes chaloupés de
la samba font leur entrée avec un
titre coécrit par un héro de la MPB Djavan,
We Were There. Le pandeiro et autres
percussions de Marco Lobo servent d’écrin
à une bassline ‘millerienne’ tonique, rejointe par le solo du pianiste de génie
Robert Glasper au Fender Rhodes (pincez
vous une nouvelle fois !) et par les chœurs d’inspiration brésilienne menés
par le scat brulant de Lalah.
Dans un thème plus classique, Mr Miller et sa bande nous livre un Papa Was A Rolling Stone des plus funky, si vous êtes pris de
tremblements et de vertiges pas d’inquiétude, ce doit être à cause des riffs de
guitares électriques et acoustiques du légendaire Wah-Wah Watson (présent dans la version originale des Temptations) et du bluesman Keb’ Mo’, ou
bien du souffle électrisant de l’excellent trompettiste Patches Stewart.
C’est le violoncelliste classique Ben Hong, notamment remarqué au côté de Bobby McFerrin et de l’orchestre
philarmonique de Los Angeles, qui nous fait prendre de la hauteur grâce à sa délicate
interprétation d’une composition du français George Bizet, I Still Believe I hear(Je
Crois Entendre Encore). Guitare basse et violoncelle semblent évoluer en
apesanteur, jouant à l’unisson une mélodie faite d’arabesques.
Son Of Macbeth et
ses accents caribéens nous plonge ensuite
dans une mer au bleu azur, le genre de paysage idyllique où le calypso s’anime sur les sonorités métalliques
des tambours d’acier, ici domptés par le joueur de steel drums Robert Greenridge. Ce titre est un
hommage au percussionniste originaire de Trinidad et Tobago Ralph Macdonald, qui débuta sa carrière
dans la troupe du crooner Harry Belafonte.
L’intermède alléchante Prism
nous fait songer, le temps de ses 30s, à la magie du groove nusoul d’un Woodoo de D’Angelo, sensuel
et addictif. Il semble être extrait d’une jam
session enregistrée sur un vieux dictaphone par Marcus et ses réguliers.
Xtraordinary et
ses reflets pop est une autre de ces
sublimes ballades évoquant l’habileté qu’a le compositeur à fusionner les genres
musicaux, un peu à la manière du bassiste et chanteur camerounais Richard Bona.
Alvin Chea y fredonne avec son
timbre de voix très bas une mélodie enivrante tandis que Marcus, à la guitare basse gémissante, se met aussi à la kalimba,
instrument africain 3 fois millénaire.
Water Dancer porte
bien son nom, hymne à la danse et à la fête porté par une énergie débordante,
il pourrait être le thème joué par un brass band électrifié de la Nouvelle Orléans.
A noter la participation d’Ambrose
Akinmusire à la trompette, Michael
Doucet au violon et Roddie Romero
à l’accordion.
En clôture d’Afrodeezia,
Marcus a convié le beatmaker Mocean Worker et la moitié de Public
Enemy Chuck D, pour un I Can’t Breatheelectrojazz s’ouvrant avec une ritournelle gnawa interprétée au guembripar notre serviteur en personne, bientôt rejoint par les séquences du
producteur, bassiste et chanteur natif de Philadelphie et le flow revendicateur
d’un des piliers du hip-hop engagé
et politique.
Marcus Miller
voulait à travers ce projet célébrer la musique afro-américaine et montrer qu’elle
pouvait donner de la voix à ceux qui n’en n’avait pas, à l’instar des esclaves
arrachés à leur terre natale et enchaînés à une autre, qui ont ainsi fait
naître malgré l’oppression de nouvelles formes d’expressions hybrides et
syncrétiques, comme l’ont été le gospel, le blues puis le jazz et la soul... …
Good Job !