Abd Al Malik est l'artiste de tous les paradoxes.
Accumulant depuis plusieurs années un palmarès de récompenses assez
impressionnant, le poète est "lyricalement un stremon" aussi
bien capable de citer dans la même phrase Balavoine, Opération Dragon,
AmyWinehouse et Albert Camus que d'écrire et réaliser son
propre film, ou bien d'admirer Brel, Darc, Téléphone et Radiohead
tout en rêvant en secret de bosser en studio avec Quincy Jones et
l'équipe de Thriller du King Of Pop Michael Jackson.
Originaire de Strasbourg, le rappeur éclectique fan de Malcolm
X, Gil Scott Heron et The Last Poets dépoussière et rafraîchit l'image d'un hip-hop français souvent
sclérosé et décérébré, en y injectant avec son slam fracassant des textes
sophistiqués, parfois engagés et toujours raffinés.
Le premier effort solo nommé Le Face à Face des Coeurs,
sort en mars 2004, il est alors considéré comme un élan d'amour face la
haine...
Gibraltar, second opus, paru en 2006 assoit
véritablement l'artiste dans le paysage musical hexagonale, son rap
riche et son "flow de dingue" le projettent même en tête
des charts notamment grâce au titre éponyme. Il marque aussi la rencontre d'Abd
Al Malik avec le compositeur et pianiste de Jacques Brel, Gérard
Jouannest, et de son épouse Juliette Greco, icône de la chanson
française (qui croisa la route de Gainsbourg, Miles Davis ou Brassens)
devenue complice de l'héritier des pionniers du rap US "old
school" Big Daddy Kane et Rakim.
Après l'écriture et la réalisation de son premier long
métrage autobiographique intitulé Qu'Allah Bénisse la France (diffusé
en salle en 2014), au cours duquel il fait la connaissance du producteur/DJ
français Laurent Garnier,il publie son cinquième
album baptisé Scarifications... 5 ans qu'il se faisait attendre,
depuis Château Rouge en 2010 enregistré avec Chilly Gonzales...
Et forcément il devait être à la hauteur!
La complicité liant le pâpe de la techno françaiseau rappeur est
d'emblée frappante, avec Bilal (frère et partenaire de studio
du slameur philosophe), ils forment un combo incisif et redoutable. Les
ambiances de Scarifications sont parfois sombres et pesantes voire
inquiétantes, l'artiste y fait son introspection et nous raconte son adolescence
de dealer et de voleur à la tir, marquée au fer rouge par la violence de
son quartier de Neuhof et la mort de ses amis victimes
d'overdose. Ce disque très personnel est la confidence urgente, rageuse et
fascinante d'un homme conscient de ses failles; mais renforcé par ses
erreurs il se dresse fièrement dans "ce monde qui est une
tombe". Le slam d'Abd Al Malik y laisse sa peau au profit d'un rap
underground pressant et tranchant.
Les pulsations digitales de Garnier plongent l'auditeur dans
l'obscurité, ses nappes de synthés et de drone glaçants et ses
rythmiquesdubstep l'enveloppent mais ne l'étreignent pas.
Ces instrus fracturées sont aux antipodes des productions électro
pop mainstream positives et superficielles, les beats y sont lourds et
assommants autant que les mots qui écorchent et atteignent leur
cible en pleine tête. Les quartiers chauds de Strasbourg battent aux rythmes de la techno de Détroit, un accord osé qui fonctionne mais qui intrigue!
Paroles et Musiques : Abd Al Malik – Bilal – Laurent Garnier
PAROLES :
C’est soit le deal soit c’est l’usine Grandir dans un monde ou l’altérité est assassine Diplômé de la rue une autre vie estudiantine La même couleur mais pas le destin de Lamartine Si on s’arrête un instant que nous enseigne-t-on On s’en sort si on le veut vraiment J’ai poussé ma réflexion le soleil était absent Je me suis fait pluie en attendant Mais tout prend l’eau trop de mecs nous bassinnent C’est comme dans Matrix le règne des machines Du rap ne subsiste que le bacchique La mort de Pavlos Fyssas est-elle un hic Mais rien n’est illogique de la crise naissent tous les fascismes Classique l’Histoire ne se répète pas mais rime Abîme toujours les mêmes drôles de mise en abîme Effets miroirs toutes les vies comestibles Ghettos Ter Ter et guerres intestines Je suis né dans le pays de la guillotine Muslim et Noir de peau qu’est-ce qui me détermine Qu’est-ce qui se joue dans ma poitrine Mon cœur cesse de battre parfois c’est la routine Est-ce donc ça qui discrimine Je n’entérine aucune nouvelle doctrine Ne suis-je pas un enfant de la république Hun Hun de la République Lyricalement j’suis un stremon J’suis un stremon…
Michael
Felberbaum – Lego (Fresh Sound New Talent/Socadisc)
Le guitariste italo-américain Michael Felberbaum nous présente son cinquième opusjazz baptisé Lego. Entouré du pianiste Pierre
de Bethmann, du bassiste Simon
Tailleu et du batteur Karl Jannuska,
il nous invite à pénétrer son puzzle sonore
sophistiqué qui, pièces après pièces, dévoile une identité musicale complexe
au lyrisme économe mais hypnotique voire
psychédélique. S'il fallait décrire son jeu, il faudrait alors le
confronter à celui des deux maîtres de la guitare jazz moderne, Jim Hall d'un côté et John Scofield de l'autre. Deux techniques
aux sonorités opposées, l'une est sensuelle, délicate et fluide, l'autre plus
rugueuse et bluesy. Malgré cette dualité et une élaboration savante de ses 9 compositions faites de motifs rythmiques et
mélodiques qui s'entrelacent et se superposent, Michael a su insuffler des nuances rassurantes et captivantes de groove (Variations), de bossa nova
(Now), de blues et de rock (Mint) voire
même quelques reflets andalous, dans
sa ballade poignante Nostalgia.
Magnifique célébration d'un pianiste surdoué que ce tendre Remember Petrucciani. Philippe, guitariste et compositeur
tombé tout jeune dans la marmite du jazz
avec ses frangins Michel et Louis (contrebassiste), revisite le
répertoire de son frère disparu à New York voilà plus de 15 ans, accompagné de
la chanteuse Nathalie Blanc, une
habituée de la famille. Cette dernière a écrit des paroles pour 12 titres
initialement instrumentaux, qu'elle interprète avec élégance et maîtrise sur les arrangements
soignés et soyeux du guitariste au swing
subtile des plus classieux. L'album nous invite à redécouvrir des thèmes
emblématiques du pianiste de génie parés d'une voix envoutante, de textes
personnels et d'orchestrations intimistes. Renforcés par une excellente section
de cuivres (Bosso, Cantini et Castellani), les fidèles acolytes Dominique Di Piazza à la basse (remplacé à la contrebasse par Michel Zenino) et Manhu Roche à la batterie sont eux aussi embarqués dans l'aventure menée
humblement par un Philippe Petrucciani
fin mélodiste et rythmicien aguerri.
Juste un petit tour du côté des dernières actualités musicales abordées dans mon blog Les Chroniques de Hiko... Olivier Bogé, Claptone, Thierry Maillard, Anne Carleton, Fred Pallem & Le Sare du Tympan, Madlib, Oxmo Puccino, Jonathan Orland & Nicola Cruz.
Il y a des disques qui mettent l’eau à la bouche avant même
de les avoir joué, The Kingdom of Arwen,
dernier opus du pianiste Thierry
Maillard, en fait partie avec son casting bluffant parmi lequel se dégagent
quelques invités prestigieux aux couleurs musicales singulières : le
guitariste Nguyên Lê, le
percussionniste Minino Garay ou le
joueur de doudouk Didier Malherbe.
Mais loin d’être arrivés au bout de nos surprises, lorsque Hiéroglyphes s’ouvre avec la cacophonie
du Prague Concert Philharmonic qui
s’échauffe, on entrevoit alors le projet chers au compositeur de rassembler dans
12 pièces épiques au lyrisme grandiloquent, un trio jazz et un orchestre
symphonique. Certes le concept n’est pas nouveau, mais la particularité de
ce dernier est d’y avoir adjoint une section
d’instruments ethniques. Entouré de Dominique
Di Piazza à la basse et de Yoann
Schmidt à la batterie, l’arrangeur n’en n’est pas à son coup d’essai
puisque l’an dernier il publiait The
Alchemist, enregistré avec un Orchestre de Chambre et des musiciens appartenant
à la sphère world music.
En toute logique l’étape suivante devait êtreson Kingdom
of Arwen et qui d’autre que Jan
Kucera aurait été plus à même de diriger l’orchestre ?
Ainsi jazz, musique
classique et musique du monde s’entremêlent avec maestria dans une épopée
fascinante dont les références sont aussi bien puisées chez Tolkien ou Franck Zappa (Zappa) que
dans l’Antiquité grecque (The Legend of Sparta’s King) égyptienne (Sphynx Part.1 et Part.2) ou le folklore
scandinave (Le Monde des Elfes).
Flûte chinoise, arménienne (doudouk) et irlandaise (whistle
par Neil Gerstenberg), luth grec
(baglama par Taylan Arikan)
percussions, violoncelle (par Olivia Gay)
et guitare électrique… Un ensemble qu’il faut accorder avec la rigueur d’un
orchestre symphonique et la créativité d’une formation de jazz. Il s’avère que
malgré tout ce petit monde à s’occuper, il manquait à Thierry un instrument plus organique, la voix céleste de Marta Klouckova s’imposa alors à lui dans
Sphinx Part.1, qui nous emmène en
Orient ou en terre Celte, difficile d’y accoler une étiquette.
Fred Pallem & Le Sacre du Tympan – François de Roubaix
(Train Fantôme/L'Autre Distribution)
Déjà salué mainte fois et notamment dans l’excellente
compilation Cinemix Vol.1 paru en
2003 et qui rassemblait une série de reworks de célèbres titres extraits de BOF
françaises des années 70 , le répertoire du compositeur de musique de film François de Roubaix ne cesse de
faire des émules, on se souvient entre autres du remix des cultissimes Dernier Domicile Connu ou La Mer est Grande que nous offraient respectivement
Gonzales et Carl Craig, c’est aujourd’hui au tour du bassiste Fred Pallem de rendre hommage à l’emblématique
compositeur disparu tragiquement en 1975 à l’âge de 36 ans.
Entouré de sa fameuse formation Le Sacre du Tympan, qu’il crée en 1998 sur les bancs du
Conservatoire Supérieur de Musique de Paris, sa démarche artistique est de fusionner les musiques dites "populaires"
(pop, rock) et celles considérées comme "savantes" (jazz, musique contemporaine).
Dans son premier projet intitulé Le
Sacre du tympan sorti en 2003, Fred
Pallem croisait les influences des jazzmen Charles Mingus et Duke Ellington
à celles du chansonnier Georges Brassens, du groupe rock anglais The Shadows,
du compositeur américain Charles Ives et de l'italien Nino Rota. Ce mélange de sonorités et de références et
cette volonté de convoquer des images
allaient façonner l'identité musicale décapante du big band décalé et énergique,
qui s'attaque aujourd'hui à un monument parmi les compositeurs du 7° art.
L'aspect cinématographique ayant toujours été une dominante chez Fred, son précédent Soundtrax en est la preuve, relire l'œuvre
d'un pionnier de l'électro et du home studio comme François de Roubaix est pour lui une aubaine et l'occasion de déballer
ses vieux synthés vintages et autres instruments plugged.
Pour fêter l'anniversaire de sa disparition en mer voilà 40
ans, le Sacre du Tympan s'attèle, avec
un penchant électronique, à revisiter ses thèmes les plus parlants comme celui
du chef d'œuvre de Serge KorberL'Homme Orchestre ou des génériques de
l'émission d'Elizabeth Tessier Astralement
Vôtre et de la série policière Commissaire
Moulin.
Si Un Tank Pour
l'Aventure est traité comme un standard de jazz,L'Altelier l'estcomme un tube psyché rock
et Je Saurais Te Retenir une ballade aux reflets folk sublimée par
les voix d'Alexandre Chatelard et Alice Lewis (habituée du Sacre).
Dans le très beau Boulevard
du Rhum, titre d'un film de 1971 joué par Lino Ventura et BB, Fred a convié une autre chanteuse, elle
aussi singulière dans le paysage de la nouvelle chanson française, Barbara Carlotti, qui interprétait en
2012 Mon Dieu, Mon Amour avec un
autre invité de marque, le fantaisiste et génial Philippe Katerine qui intervient ici dans Chapi Chapo, un air semblant lui être prédestiné, qui était le
générique de la série d'animation culte de la deuxième chaîne de l'ORTF. Juliette Paquereau (elle aussi
régulière du Sacre), de Diving With Andy
groupe pop anglophone, apparaît quant à elle dans le très aquatique Ariadne Thread.
Bref, un casting pointu particulièrement bien fourni comme
d'habitude, on se souvient du plateau de guests dans La Grande Ouverture avec Sébastien Tellier, Piers Facini, Matthieu
Chedid ou Sansévérino. Mais que serait le Sacre
sans son ossature, composée du batteur Vincent
Taeger, du saxophoniste Remi Sciuto,
des claviéristes Vincent Taurelle et
Arnaud Roulin ?
Le Sacre du Tympan
parvient une fois de plus à souligner les mélodies intemporelles, fortement
marquées par l'esprit clairvoyant et innovant de compositeurs hors normes, ainsi
François de Roubaix revient d'outre-tombe
grâce à l'inventivité et aux arrangements d'un musicien décomplexé.
Le multi-instrumentiste français Olivier Bogé nous offre son troisième opus baptisé Expanded Places. Pianiste converti au
saxophone depuis la fin de son adolescence, il affiche un certain nombre de collaborations
prestigieuses avec des acteurs majeurs de la scène jazz contemporaine dont la
dernière en date avec l’arménien Tigran
Hamasyan dans The World Begins Today.
Nous livrant un jazz
cinématique très aérien et aéré, le musicien trentenaire a pris soin de
composer 9 titres aux reflets
impressionnistes qui malgré leurs ambiances respectives se complètent et s’harmonisent.
Accompagné de Nicolas Moreaux à la contrebasse
et de Karl Jannuska à la batterie, il
forme un trio équilibré et vigoureux aussi bien à l’aise dans des variations rythmées au lyrisme puissant
(Beyond The Valley Of Fears) que dans
des flâneries au tempo lent et aux
mélodies plus intimistes parfois baignées d’une douce mélancolie (What People Say). La formation est enrichie
des participations discrètes mais essentielles de Guillaume
Bégni au cor et de Manon Ponsot
au violoncelle.
Olivier y a
enregistré toutes les parties de saxophone, mais aussi de piano, de fender
rhodes et de guitare (remarquable dans le radieux The Fairy & The Beard Man), il se mue même parfois en choriste
comme dans l’ouverture Red Petals
Disorder, morceau qui annonce d’emblée la teneur de l’album, mêlant au jazz les sonorités envoutantes et
métalliques de la folk et les combinaisons orchestrales et majestueuses de la
musique classique (je pense à certains travaux de Keith Jarrett ou de Brad
Mehldau).
A l’image des noms qu’il a donnés à ses pistes, l’artiste
nous invite à un voyage hors du temps,
le long d’une route où défilent de vastes panoramas à la beauté touchante et
hypnotique. Expanded Places s’immisce
alors dans nos esprits à la manière de la bande originale d’un film imaginaire,
dont sa mise en scène serait déterminée par l’auditeur.