mercredi 23 décembre 2015

Henri Texier – Sky Dancers (Label Bleu/L'Autre Distribution)


Henri Texier – Sky Dancers (Label Bleu/L'Autre Distribution)

L'immense contrebassiste français Henri Texier nous présente son nouveau projet qu'il dédie aux peuples Amérindiens, intitulé Sky Dancers (nom que se donnent ces ouvriers de l'impossible qui réalisent les travaux acrobatiques lors de l'édification des gratte-ciels). On se souvient qu'il y a 25 ans il abordait déjà ce thème avec son Azur Quartet et l'album An Indian's Week. Aujourd'hui entouré de ses fidèles acolytes du Hope Quartet, le batteur Louis Moutin, les saxophonistes François Corneloup et Sébastien Texier (fils de …), le septuagénaire invite pour la première fois deux musiciens désormais incontournables de la scène jazz hexagonale, le tout jeune pianiste au touché délicat Armel Dupas (qui vient de publier son très réussi Upriver) et le guitariste éclectique aux accents électriques puissants, Nguyên Lê.

Lui qui a joué avec les plus grands artistes américains de Bill Coleman à Chet Baker en passant par Donald Byrd, Dexter Gordon et Bud Powell, n'a eu de cesse au cours de sa longue carrière de se renouveler. S'imprégnant du free jazz et du bebop outre atlantiques, il contribue pour beaucoup à l'évolution du jazz en Europe dans les années 70 et 80, développant un goût particulier pour l'exploration des sonorités world. Le trio emblématique qu'il forme avec le batteur Aldo Romano et le clarinettiste Louis Sclavis le mènera par exemple à 3 reprises sur les sentiers d'une Afrique vue par le photographe Guy Le Querrec et ses racines bretonnes le rapprocheront des musiques celtiques.

Ce Sky Dancers sextet nous invite à découvrir 9 compositions imaginées pour les festivals Europa Jazz du Mans, Jazz sous les Pommiers à Coutances et Rencontres de l'Erdre à Nantes, qu'Henri a pensé en hommage aux peuples de la terre Mapuche (originaire du Chili et d'Argentine) et de la paix Hopi (issu d'Amérique du Nord), aux indiens des plaines Dakota Mab, à la nation Comanche et aux célèbres Navajo (Navajo Dream). Forcément engagé contre le traitement réservé à ces minorités, l'imposant Texier oppose à l'indifférence générale des Etats concernés son jazz citoyen inspiré et massif, à l'élégance classique, au groove contagieux et arborant parfois des reflets fusion punchy, notamment servis par un Nguyên Lê électrisant qui brille de mille feu et qui s'intègre à merveille dans cette nouvelle formation détonante.

Installé sur les excellentes assises rythmiques de Louis (jumeau du contrebassiste François avec qui il forme le Moutin Réunion Quartet), Armel nous montre ici un autre aspect de son talent, imposant une sensibilité armée d'un swing époustouflant et vigoureux au piano comme aux claviers (il excelle dans le redoutable Dakota Mab, véritable petit bijou). Le tandem Texier fils et Corneloup accordent leurs saxophones alto et baryton sur des mélodies captivantes comme dans He Was Just Shinning, dédié à Paul Motian, assènent des "souffles de poing" dans le très énergique Mapuche ou créent une nappe vaporeuse dans le touchant Paco Atao adressé au percussionniste caribéen disparu, Paco Charlery.

Comme à son habitude, le chef de tribu généreux et passionné Henri Texier convoque la fine fleure du jazz et la laisse s'épanouir et se nourrir de ses notes afin d'accéder à de nouveaux espaces musicaux.



Ci dessous en live dans une formule sans pianiste

mardi 22 décembre 2015

Adrian Younge – Something About April II (Linear Labs)


Adrian Younge – Something About April II (Linear Labs)

Celui qui considère que l'on ne produit plus de vraie Soul depuis 1973 nous propose son somptueux Something About April II, second volet d'un dytique entamé en 2011 et qui poursuit les expérimentations analogiques d'un invétéré du magnétophone et des enregistrements à l'ancienne.

Le multi-instrumentiste, producteur et compositeur californien Adrian Younge se dresse en apôtre de la black music, dernier gardien et héritier du temple de la soul psychédélique et du funk des années 60 et 70. Ses débuts dans le rap en 1996 l'ont vite conduit au constat que les boucles et boites à rythmes étaient trop restrictives et que la pratique d'un ou de plusieurs instruments prévalait largement sur celle du sample. Impressionné par la manière dont les légendes vivantes façonnent le hip-hop de la fin des années 80 et du début des années 90, il s'intéresse aux sources de leurs productions et se plonge alors dans les sonorités racées issues du prestigieux catalogue de Stax, dans celles plus édulcorées de la Motown ou encore dans celles des formations emblématiques de l'époque, telles que le trio de Philadelphie The Delfonics. Toujours à la recherche du son idéal, il s'abreuve de toutes sortes de musiques, des œuvres d'Ennio Morricone au trip-hop de Portishead en passant bien sûr par Gangstarr et Curtis Mayfield mais aussi The Beatles et Air.

Ses talents de dénicheur de pépites et de musicien old school nostalgique séduisent d'emblée Ghostface Killah avec qui il va collaborer à plusieurs reprises, à l'instar des immenses Common, Ali Shaheed Muhammad ou Timbaland. Lui qui échantillonnait ses groupes fétiches se retrouve à son tour sollicité par la crème des rappeurs ou invité à leurs côtés, sur scène, comme avec le Wu Tang Clan le 05 juillet dernier au Zénith de Paris.

Depuis son premier effort édité qu'à 1000 exemplaires en 2000 et nommé Venice Dawn (fortement influencé par la musique des films italiens), Adrian réalisa en 2009 la bande originale de Black Dynamite aux accents Blaxploitation et signa nombre d'albums marquants notamment ceux de Bilal, Souls Of Mischief, William Hart (The Delfonics), Jay Z ou encore  Dj Premier.

Contrairement aux artistes de l'écurie Daptone, il ne veut pas refaire de la musique d'autrefois, mais juste utiliser son grain si particulier et le faire sonner dans des compositions très actuelles: "Je ne suis pas là pour faire de la musique de musée".

Dans son Something About April II enregistré avec sa collection d'instruments rares et vintage, le producteur de 37 ans basé à Los Angeles rapproche comme personne les univers sonores 60's de la dark soul américaine et du cinéma classique européen, le tout dans une épopée musicale raffinée et sophistiquée où brillent les voix soul de Raphael Saadiq (Magic Music), Loren Oden (Sandrine, Sittin By The Radio), Karolina (Winter Is Here, Hear My Love) ou encore de Laeticia Sadier et Bilal, qui interprètent en duo Step Beyond et La Ballade, allusion à peine voilée au couple sulfureux Gainsbourg et Birkin. L'artwork du disque, figurant deux jeunes femmes nues (l'une noire et l'autre blanche) s'enlaçant avec tendresse, fait immanquablement penser aux fameuses jaquettes d'Ohio Players, belles, subjectives et sensuelles, magnifiant la beauté afro.

La rétro-soul psyché-cinématique d'Adrian Younge impose le respect et place cet esthète du son parmi les plus talentueux artisans musicaux de sa génération.



vendredi 18 décembre 2015

Linx, Fresu, Wissels/Heartland - The Whistleblowers (Bonsaï Music/Harmonia Mundi)


Linx, Fresu, Wissels/Heartland - The Whistleblowers (Bonsaï Music/Harmonia Mundi)

Le délicieux The Whistleblowers succède au premier opus Heartland publié voilà plus de 15 ans et dirigé par 3 étoiles du jazz européen, le tandem David Linx (incontournable crooner belge) et son vieil ami le pianiste néerlandais Diederick Wissels, accompagné du délicat trompettiste italien Paolo Fresu.

Le projet édité par Bonsaï Music et coproduit par Fresu déborde d'élégance et d'émotion, il est écrit à six mains complices et pensé sur une même longueur d'onde. Son répertoire est constitué de 12 ballades originales (dont un hommage vibrant au trompettiste Kenny Wheeler, disparu en 2014) et d'une reprise d'un classique de la chanson italienne Le Tue Mani. L'un des chanteurs les plus emblématiques de la scène jazz vocal de ces 20 dernières années signe tous les textes et partage la composition avec ses deux acolytes.

Les mélodies souvent aériennes y sont touchantes et envoutantes, elles dégagent toutes une alchimie rythmée au fil des lignes voluptueuses du bassiste français Christophe Wallemme par les pulsations délicates du batteur norvégien Helge Andreas Norbakken. Le groove étincelant palpable dans des titres comme Contradiction Takes Its Place – Part 2 alterne avec la lenteur sensuelle de bijoux tels que This Dwelling Place, ils animent des textes parlant d'amour, d'amitié et du temps qui passe. Cette fluidité est le fruit d'une entente parfaite et d'un plaisir non boudé de jouer ensemble. Le souffle du trompettiste nous enivre comme à l'accoutumé tandis que les accompagnements essentiels et évidents de Diederick offrent un écrin subtil à la voix de David qui va et vient des aigus aux graves avec une aisance et une classe impressionnante.

Le quintet est agrémenté d'un quartet à cordes classique nommé Quartetto Alborado, ses interventions discrètes et mesurées place définitivement The Whistleblowers parmi les plus beaux disques classic jazz de cette fin d'année 2015 troublée.

mercredi 16 décembre 2015

Franck Vigroux – Radioland : Radio-Activity Revisited (The Leaf Label/Differ-Ant)


Franck Vigroux – Radioland : Radio-Activity Revisited (The Leaf Label/Differ-Ant)

Célébrant le quarantième anniversaire du 5° album de Kaftwerk intitulé Radio-Activity, le compositeur français Franck Vigroux accompagné du pianiste anglais Matthew Bourne et de l'artiste plasticien du mouvement Antoine Schmitt nous propose Radioland, un projet annoncé comme une relecture audiovisuelle ou "une méditation" en forme d'hommage à l'œuvre des pionniers allemands de la musique électronique, paru originellement en 1975.

Entre bruissements synthétiques, bourdonnements, glitchs (Antenna), craquements, vocoder, échos, réverbes et autres FXs, les trois acolytes réinterprètent les motifs et les mélodies des titres originaux qui magnifiaient un nouvel univers sonore en formation, célébrant les ondes radiophoniques (Radioland, Airwaves, Intermission/News) et la radioactivité (Geiger Counter, Uranium, Radioactivity) dans l'ère post-nucléaire.

La formation déploie pour ce rework tout un arsenal analogique (des familles Korg, Moog et Roland) et une imagerie live (les visuels étant tous codés par Antoine et générés par ses propres programmes). L'atmosphère mélancolique et inquiétante de ce Radio-Activity Revisited frôlant parfois le trip-hop des premières heures, demeure fidèle à sa matrice (The Voice Of Energy), la modernité industrielle et technologique y est toujours illustrée de façon romantique mais cette fois-ci traitée dans "une esthétique jazz" enrichie d'une approche plus contemporaine et malgré notre époque saturée de sonorités électroniques, l'effet Kraftwerk détonne encore de par la clairvoyance de leurs innovations sonores, de leur rigueur percussive et de leurs ritournelles entêtantes.

Enrico Pieranunzi – Proximity (Cam Jazz/Harmonia Mundi)


Enrico Pieranunzi – Proximity (Cam Jazz/Harmonia Mundi)

Après son sublime Double Circle, projet 100% italien paru il y a quelques mois et où il collaborait avec le jeune guitariste trevigiano Federico Casagrande, l'infatigable pianiste romain Enrico Pieranunzi nous revient avec deux actualités à paraître chez Cam Jazz et Intuition. C'est sur le disque publié par le label italien que nous allons nous attarder un petit moment…

A la tête d'un quartet américano-néo-zélandais composé du contrebassiste originaire d'Auckland Matt Penman et des californiens Ralph Alessi à la trompette/cornet/bugle et Donny McCaslin au saxophone ténor/soprano, il présente Proximity. Enregistré à New-York au printemps 2013, c'est un recueil de 8 compositions intimistes et accrocheuses où l'absence de l'assise rythmique d'une batterie ne gâche en rien l'effet que procure son jazz post-bop pur, essentiel et évident. Loin d'être de vouloir mettre ses acolytes en position délicate sans batteur pour marquer la mesure, Enrico en doyen bienveillant et sensible leur ouvre le champ des possibles. Et c'est avec la limpidité et la clarté du jeu des plus grands (on pense bien sûr à Miles Davis et Chet Baker) que Ralph et Donny le suivent, accompagnés des rassurantes 'walking bass' de Matt qui viennent structurer leurs divagations aériennes. Les accords du pianiste offrent un écrin délicat aux improvisations alambiquées de nos deux souffleurs, ensemble ils alternent ballades introspectives (Sundays, Withinn The House Of Night) et conversations passionnées (No-Nonsense, Line For Lee) flirtant avec un jazz classique aux reflets parfois free (Proximity) où le leader se passe même des touches pour marteler directement les cordes de son piano, créant alors une atmosphère dissonante des plus tendues (Five Plus Five).

mardi 15 décembre 2015

Bareto – Impredecible (World Village/Harmonia Mundi)


Bareto – Impredecible (World Village/Harmonia Mundi)

La formation péruvienne Bareto, formée en 2002 à Lima, publie via World Village son sixième opus baptisé Impredecible, sa musique alternative tropicale accède ainsi pour la première fois à une audience internationale. Le disque nous propose, entre autres invités, la participation exceptionnelle de la diva Susana Bacca dans le très chaloupé El Loco, qui arbore des accents acoustiques afro-latins enivrants. Mâtinant les rythmes traditionnels de la cumbia péruvienne (La Voz del Sinchi) de sonorités caribéennes (No Es Para Mi, La Semilla), electronica (dans les intros) ou reggae/dub (Viejita Guarachera), Bareto semble à certains moments vouloir privilégier les ambiances acoustiques (El Impredecible) sans pour autant rompre avec l'influence majeure du rock psychédélique, audible sur les lignes électriques des guitares de Rolo Gollardo et Joaquin Mariategui, les deux compositeurs. Enregistré à Lima et mixé en Colombie, l'accrocheur Impredecible s'apprête à répandre à travers le monde les mélodies tantôt festives et tantôt romantiques de la chicha ou de la cumbia psicodélica, genre urbain apparu dans les 70's et devenu aujourd'hui très populaire au Pérou.
 

lundi 14 décembre 2015

Kandia Kouyaté – Renascence (Syllart Records/Sterns Music)


Kandia Kouyaté – Renascence (Syllart Records/Sterns Music)

La ngara malienne Kandia Kouyaté, grande jelimusolu (griotte) et joueuse de kora émérite, nous présente son nouveau projet intitulé Renascence. Originaire de Kita dans le sud-ouest du Mali, la chanteuse contralto baigne dans la culture mandingue depuis son plus jeune âge. Très tôt, la musique s'impose comme une vocation héréditaire ainsi qu'un moyen non négligeable de subsistance pour elle et sa famille.

Débutant alors sa carrière à Bamako où elle joue dans les cérémonies traditionnelles, sa beauté rayonne et la tessiture de sa voix grave impressionne. Kandia apprend l'art du Jeli et devient rapidement une cantatrice appréciée et adulée des puissants qui l'invitent à se produire aux 4 coins du pays, lors de récitals publics ou privés. Peu encline à enregistrer des disques et jusque là diffusée uniquement sur cassettes, il faudra attendre 1999 et Kita Kan pour apprécier enfin sa voix gravée sur support cd accompagnée, en plus des instruments traditionnels, d'un orchestre à cordes, de guitares électriques et de cuivres. En 2002 paraît son second Biriko, suivi de ses participations au projet commun Mandekalou : The Art And Soul of The Mandé Griots, dirigé par son producteur, le sénégalais Ibrahima Sylla (Ismaël Lô, Salif Keita, Africando…).
Une attaque cérébrale éloigne un temps Kandia dite La Dangereuse (car elle donnait le vertige à ses auditeurs) de la scène mais grâce au fondateur de Syllart Records (disparu en 2013 des suites d'une maladie), la diva retourne en studio pour nous offrir une poignante Renaissance, sa voix y est plus sombre, profonde et vibrante qu'auparavant mais toujours entourée des incontournables koras, ngonis et balafons, des guitares acoustiques et électriques (Djeli Moussa Kouyaté), des djembés et autres calebasses. La guinéenne Hadja Kouyaté assure les chœurs avec Manian Demba et Nanakoul Kouyaté donnant aux chansons une dimension aérienne (Sadjougoulé), François Bréant qui remplace Ibrahima au côté de sa fille Binetou Sylla à la production et aux arrangements, s'occupe quant à lui des claviers. Dans ses 10 titres somptueux qui marquent le come back d'une survivante, Kandia loue la cohésion et la fraternité prônée par sa lignée Kouyaté (Koala Boumba), chante la joie et l'indépendance de son Mali (Mali Ba), rend hommage à ses mécènes (Mongoya Douman, Dakolo) à sa tante (Konoba Doundo) et aux guerriers Peuls (Tié Faring)…

Bref, Renascence est une célébration de la vie et de la famille, un ouvrage dédié à ces traditions séculaires que Kandia, gardienne du temple, entretient et dispense.