Alan
Stivell – Amzer (Seasons) (World Village/Harmonia Mundi)
A vrai dire, j’abordais l’écoute de ce disque à reculons… La
musique celtique n’étant pas
forcément ma panacée. Seulement voilà, le 24ième opus d’Alan Stivell intitulé Amzer ne se résume pas à cette
classification, il s’agit d’une œuvre bien plus complexe aux ramifications
multiples. Plongé dans un univers sonore
organique et intimiste, l’auditeur se laisse rapidement séduire par les textures acoustiques et électroniques
apaisantes plantées par le septuagénaire. Et c’est contemplatif et reposé
qu’il entreprend son immersion dans un conte
musical avant-folk aux reflets world, dédié aux poètes et à la Nature
bienveillante, où le temps rythmé par les saisons se déploie sereinement,
illustré par des bruissements
expérimentaux, des chants d’oiseaux,
des flûtes et des cordes enivrantes,
des percussions discrètes et des voix comme suspendues en apesanteur. La
poésie y tient une place prédominante,
Alan rapproche pour la première fois
sa culture bretonne, façonnée jadis dans les chants traditionnels gallois,
irlandais et écossais, de la « zénitude »
japonaise, 3 haïkus de printemps sont d’ailleurs récités en ouverture. Armé de
sa harpe néo-celtique et toujours
animé par le développement technologique, il s’interroge dans plusieurs langues
et en utilisant des sons purs,
archaïques et futuristes, sur le temps qui passe (Amzer en breton), sur l’évolution d’un monde semé de conflits et d’horreurs.
Renault Garcia-Fons
& Dorantes - Paseo a Dos (E-motive Records/L'Autre Distribution)
Le contrebassiste Renault
Garcia-Fons nous revient avec un nouveau projet intitulé Paseo a Dos. Comme l’indique le titre,
il s’agit d’une collaboration menée étroitement avec le pianiste sévillan David PeñaDorantes, artiste virtuose perpétuant la tradition du flamenco héritée de la fameuse dynastie
des musiciens gitans andalous, appelée Peña de Lebrija. Comme dans son précédent Linea Del Sur, Renault
tisse avec brio et sophistication des liens entre les cultures, il nous invite
avec son complice à partager la lumière radieuse de la méditerranée et de l’Amérique
latine. Avec ou sans son archet, en frottant ou en pinçant les 5 cordes de
son instrument, il empreinte tour à tour les sonorités du luth arabe, de la
guitare espagnole ou du violon tzigane. Dorantes
se sert du piano « comme d’une machine à écrire sur l’air », il
élabore un jeu plus complexe et orchestral que le flamenco pur, à la lisière du jazz et de la musique
classique, tout en gardant la fougue sanguine de ses origines. Le duo nous
livre un opus puissant et sensuel, fruit d’une entente née sur scène et enfin
gravée sur disque.
John Greaves – Verlaine Gisant (Signature/Harmonia Mundi)
Le compositeur anglais installé en France depuis plus de 20
ans John Greaves, chanteur, bassiste
et pianiste pionnier du rock avant-gardiste dans les années 70, clôt avec Verlaine Gisant, son triptyque consacré
au poète maudit. Les textes qu’Emmanuel
Tugny a écrits d’après l’œuvre de Gustave
Le Rouge intitulée Les Derniers
Jours de Paul Verlaine (1911), évoquent la lente agonie de Verlaine pris au
piège de sa folie, de son génie et de sa déchéance. John et ses 11 musiciens les transforment en exquises chansons sophistiquées, imbibées de nostalgie, de mélancolie,
de rage, de désespoir, de lucidité et d’exubérance. Le paysage sonore est
bigarré, à l’ambiance d’opéra pop
intimiste teinté de musique
classique (Solo Alto) s’ajoutent des reflets punk, rock (Air de La Loire) et jazz (Merde). Théâtralisés par des compositions aussi bien douces et
aériennes (La Poétesse) qu’acides et
tranchantes (Autoportrait), les 13
titres sont servis par des voix hors norme. On note en effet aux côtés de John la présence d’Elise Caron et Jeanne Added (qui
interprètent les femmes de la vie du poète) ainsi que Thomas de Pourquery (incarnant Verlaine).
Le sextet lyonnais Polymorphie
dirigée par le saxophoniste Romain
Dugelay, nous présente son dernier projet intitulé Cellule. Objet sonore difficilement classifiable, le projet met en
musique des textes d'Oscar Wilde (OW1 et OW5), de Paul Verlaine (Paul) ou d'un parfait inconnu nommé Xavier (Xavier), écrits en détention et questionnant en français ou en anglaisla condition carcérale. Arborant des influences
aussi diverses qu’inédites, du rock distordu
à la poésie urbaine, en passant par
la noise, l’électro et le jazz contemporain,
la formation bouscule et tranche dans le vif (OW3 et OW4). Parfois,
lorsque la guitare et les claviers ne vrombissent plus et que les saxophones cessent
de s’égosiller, le slam de Marine Pellegriniimpose un calme inquiétant et pesant, exprimant
avec force les sentiments d’enfermement, d’attente et de désespoir.
Disparu brutalement en juillet dernier alors qu’il se
produisait sur la scène du festival Saveurs Jazz près d’Angers, le pianiste
anglais John Taylor nous revient pourtant en ce mois de Septembre 2015 grâce à la sortie de son très beau projet posthume 2081, enregistré en famille avec ses fils Alex au chant (auteur des textes) et Leo à
la batterie (membre du groupe indie rock The Invisible) ainsi que le grand OrenMarshall au tuba (Radiohead, Bobby Mc Ferrin, Moondog ou encore The London
Philarmonic). Inspiré par la nouvelle de science-fiction
Harrison Bergeron écrite en 1961 par
Kurt Vonnegut et qui traite du thème
de l’égalité sociale dans un monde où la force, l’intelligence et la beauté
sont considérées comme une tare, 2081
nous immerge dans un jazz ample et
cinématique à l’esthétique résolument moderne. Ce calme gorgé d’une soul apaisée,
perceptible dans la voix d’Alex Taylor,
se pare d’un groove délicat qu’Oren déploie dans ses lignes de basse cuivrées et que Leo contribue à rendre entraînant par
son jeu précis et justement dosé. John
élabore quant à lui des mélodies captivantes
dans un style singulier (hérité entre autres des recherches rythmiques et harmoniques de Bill Evans et Gil Evans) qui
rapproche les univers du jazz, de la musique classique, de la pop et de la
musique de film.
Un magnifique album qui sera suivi d’ici quelques semaines
par la parution d’un enregistrement en duo avec le trompettiste Kenny Wheeler, qui nous a lui aussi
quitté il y a peu.
Boulou Ferré, Elios Ferré & Christophe Astolfi – La
Bande des Trois (Label Ouest/L’Autre Distribution)
Les frères Ferré,
duo incontournable de la scène jazz
hexagonale, forment avec Christophe
Astolfi un tout nouveau projet à 3
guitares baptisé sobrement La Bande
des Trois. Le trio s’empare des classiques de la chanson française et les pare de reflets gypsy hérités du maître incontesté de la guitare manouche, Django Reinhardt (Nuages). Boulou, musicien virtuose qui à 12 ans
accompagnait déjà Jean Ferrat, chante avec l’ingénuité et la douceur d’un Boris
Vian les textes de Brassens (Je me suis fait tout petit, Les Amoureux des
Bancs Publics), Gainsbourg (La Javanaise, L’Eau à la Bouche) ou Bachelet (Emmanuelle) sur des arrangements
sophistiqués au swing enivrant, ponctués d’improvisations puissantes et véloces.
Sons of Kemet - Lest We Forget What We CameHere
To Do (Naim Jazz/Modulor)
Les fils de Kemet
(« Terre Noire »), nom que donnaient les anciens égyptiens à leur
pays, publient Lest We Forget What We
CameHere To Do, leur second opus ancré dans les racines caribéennes et parcouru d’influences afro/éthio-jazz. La formation dirigée par le jeune
saxophoniste/clarinettiste anglais Shabaka
Hutchings explore le Tuk, tradition
musicale insulaire de la Barbade (où
il passa une grande partie de son enfance) basée sur le mélange explosif du rythme des marches militaires anglaises (héritées
de la colonisation) et du folklore ouest-africain(des anciens esclaves). Composé des batteurs Tom Skinner (Mulatu Astatké, Matthew
Herbert) et Seb Rochford (Polar
Bear) ainsi que de Theon Cross au tuba,
Sons Of Kemet accouche d’un disque
engagé (In Memory Of Samir Awad),
sauvage (Afrofuturism) et entêtant (Breadfruit), aux ambiances tantôt cinématiques (Mo
Wiser) tantôt entraînantes, un
peu à l’instar des brass band de la Nouvelle Orléans (In The Castle Of My Skin).