Basel Rajoub Soriana Project - The Queen Of Turquoise (Jazz
Village/Harmonia Mundi)
Le compositeur et saxophoniste Basel Rajoub est originaire de la ville d'Alep en Syrie, aujourd'hui
sinistrée et toujours prise entre deux feux. C'est à Damas durant son
adolescence que la trompette fixe toute
son attention, le jazz de Miles Davis et Louis Armstrong s'impose alors à lui jusqu'à son immersion dans les
musiques orientales et l'adoption (malgré lui) du saxophone ainsi que du duclar
(instrument russo-allemand récent, se situant entre la clarinette et le doudouk).
Il publie en 2007 un premier disque Kamir (accompagné de la trinité piano, basse, batterie) et, souhaitant
s'investir davantage dans les sonorités propres à l'héritage musical de son
pays natal, amorce en 2009 son projet Soriana
("notre Syrie") avec Asia,
second effort qu'il enregistre en trio avec le percussionniste Khaled Yessin et Feras Charestan, virtuose du qanûn.
C'est véritablement à cette période que l'artiste se plonge dans le folklore syrien en composant notamment pour
cet instrument perse de la famille des cithares sur table. "Il combine
ainsi les myriades de modes mélodiques et les subtilités micro-tonales de la
musique arabe traditionnelle à son écriture contemporaine", enrichie de
son expérience de jazzman.
Toujours entouré de Feras
Charestan au qanûn, il fait cette fois-ci appel au joueur de oud Kenan Adnawi, au percussionniste Andrea Piccioni et à la chanteuse Lynn Adib, pour nous offrir The Queen Of Turquoise, traduction
littérale du nom de son épouse Malika
Fairouz. L'improvisateur nous invite à le suivre à travers 9 compositions
aérées et inspirées, où le silence est d'or, laissant flotter des notes surgies
d'un autre temps. La voix de Lynn, poignante
dans les enivrants "Hamam"
et "Ya Tha Elqawam", est bouleversante
de pureté, convoquant bien sûr le souvenir de ses illustres aînées d'Egypte, du
Liban et d'ailleurs. Les percussions d'Andrea
nous mettent en transe dans l'excellent "11:11"
qui s'ouvre pourtant très lentement par quelques notes en suspension de Basel. Rejoint par Kenan et sa virtuosité, le rythme s'accélère, le tambourin entame alors
sa ronde hypnotique virevoltant côte à côte avec le saxophone…
Une très belle ballade dans la Syrie imaginaire d'un esprit
rêveur et surement mélancolique.
David Linx & Brussels Jazz Orchestra - Brel (Jazz Village/Harmonia Mundi)
Avant même d'écouter le nouveau projet de David Linx et tout fraîchement débarqué de son précédent enregistrement avec Fresu et Wissels, on est interpelé par son titre et forcément curieux de savoir si l'artiste habitué aux prises de risques (Follow The Songlines) en réchappe grandi ou pas! Lorsque le crooner belge décide de chanter les titres emblématiques de son illustre compatriote Jacques Brel, la question essentielle du SENS se pose. En effet comment aborder une personnalité si complexe et complète sans tomber dans l'écueil du pathos?
Collaborant avec l'un des plus fameux orchestres de jazz au monde, le chanteur acrobate a répondu présent à l'invitation du Brussels Jazz Orchestra, formulée conjointement par son directeur artistique Franck Vaganée et son manager Koen Maes. Ensemble ils révèlent les talents d'auteur sensible et profond d'un compositeur raffiné et sophistiqué, un monstre sacré de la chanson aux succès intemporels et universels.
Plus que révélées, les mélodies de "La Valse à Mille Temps","Mathilde","Quand on a que l'amour", "Vesoul - Amsterdam"sont réarrangées de manière à en extirper un swing captivant, le pittoresque et l'intime se dévoilent au grand jour avec grandiloquence et élégance, si les mots demeurent toujours aussi percutants et vrais, ils s'allègent, s'arrondissent et rebondissent. Jazz orchestral, scat et textes géniaux fusionnent pour le meilleur.
"Ne me quitte pas" devient une comptine, douce et délicate, "Isabelle" et "Le Plat Pays" deux ballades romantiques où la chaleur des cuivres est persistante tandis que "Ces gens là" perd ses accents...
La reprise de "Bruxelles" résonne bien sûr de manière toute particulière suite aux évènements tragiques du 22 Mars 2016, enjouée et virevoltante elle fait plus que jamais un pied de nez à la terreur...
Les têtes chercheuses du label anglais Mr Bongo sont allées nous débusquer une oeuvre magistrale et pourtant quasiment disparue des écrans radars d'Arthur Verocai, multi-instrumentiste, compositeur et arrangeur brésilien originaire de Rio de Janeiro, qui s'est notamment illustré aux côtés des divas Maria Creuza, Gal Costa ou Ellis Regina.
Souvent comparé à Tim Maia et Jorge Ben, le chef d'orchestre méconnu publiait en 1972 son album éponyme de 10 titres, où la fusion des genres folk, classique, jazz, samba, funk, bossa nova (Tom Jobim), soul et tropicalisme dénotait un esprit d'aventure d'une grande sophistication.
Osant même bousculer les codes de l'époque en explorant les sonorités électroniques et psychédéliques ("Karina"), Arthur a su éviter la censure militaire en employant un style d'écriture imagée:
Si les ambiances soul/funk 70's étasuniennes transparaissent dans "Presente Grego", c'est en effet pour mieux critiquer le pouvoir en place et ses fausses apparences, il fait allusion à l'épisode du Cheval de Troie et du piège tendu aux troyens par les grecs.
S'inspirant autant d'artistes nord-américains tels Shuggie Otis, David Axelrod et Charles Stepney ou Miles Davis, Bill Evans, Oscar Peterson et Herbie Hancock que de ses compatriotes précurseurs comme H. Villa Lobos, Milton Nascimento et Tom Jobim, il avait déjà imposé sa marque par le passé en arrangeant les cordes pour Jorge Ben ou en produisant Agora d'Ivan Lins (1971) et 2 albums pour Célia (chanteuse d'ailleurs présente dans son projet). Sa réussite fut telle que Continental lui offrit la possibilité d'enregistrer ses propres compositions, défi qu'il accepta en imposant le choix de ses musiciens. Au casting figurent donc12 violonistes, 4 altos et 4 violoncelles, des percussionnistes, batteurs, guitaristes, bassistes, trompettistes, flutistes et claviéristes... On y croise entre autres les pointures Pedro Santos (percussions) Toninho Horta (guitare), Edson Maciel etPaulo Moura (saxophone) ou Pascoal Meireles (batterie)... sans oublier les chanteurs Carlos Dafe et Oberdan.
Bien que l'opus soit court, une trentaine de minutes à peine, Arthur Verocai a su traduire le large spectre musical qui inondait le Brésil à l'époque, il témoigne ainsi d'une effervescence féconde, qui prend ici des allures de bande-sonorchestrale psych-funk. La musique de film l'ayant toujours attiré, c'est pour son travail à la télévision qu'il sera finalement récompensé avec entre autres les musiques pour les pubs de Brahma, Fanta ou Petrobra's.
Le disque, dont une version originale peut se vendre autour des 2000$, a été échantillonné par les piliers de la scène hip-hop US dont MF Doom, Ludacris & Common, Little Brother ou encore Action Bronson. L'immense Madlib déclare même à son sujet "I could listen to the album everyday for the rest of my life"!
Le label Mr Bongo est une nouvelle fois allé nous dénicher une petite pépite musicale oubliée... Il s'agit du premier opus (et accessoirement chef d'oeuvre) S.P. / 73 du multi-instrumentiste, compositeur et arrangeur brésilien Hareton Salvanini (RIP). Paru initialement en 1973 chez Continental, le disque est aujourd'hui réédité pour le plus grand bonheur des amateurs d'un jazz-funk orchestral aux reflets carioca, façon Eumir Deodato dans son illustre reprise du théâtral "Also Sprach Zarathoustra" de Richard Strauss.
Directeur musical de TV Record (Sao Polo) à la fin des années 90, il demeure un auteur méconnu de jingle publicitaire et de musique de film. Véritable crooner à la voix d'ange (qui remporta le 1er prix de chant lors du festival universitaire de TV Tupi), il nous régale de 11 titres symphoniques interprétés par la quarantaine de musiciens de l'Orchestre Municipal du Théâtre de Campinas qu'il dirige avec maestria. Son frère Ayrton, qu'il considère comme son bras droit,signe quant à lui les textes de chansons qui alternent avec des plages exclusivement instrumentales à rapprocher de celles de Lalo Schifrin ou d'Henry Mancini. Entre bossa nova, BOF, jazz, MPB et musique classique, Hareton nous livre un disque emblématique et rare... Qui reçu à l'époque le prix du meilleur album étranger au Japon.
Junior Sanchez, l'un
des piliers de la scène électronique underground de New-York, nous offre un
nouvel EP baptisé Built, composé de deux titres au groove solide et massif, parcourus
de sonorités house classiques et armés de lignes de basse funky. Distribués
en format digital par le label londonien DFTD,
"Da House Dat Jack Built" et
"Suck My Soul" se
retrouveront inévitablement dans la playlist de bien des Djs lors de la saison
estivale à venir. Leurs vocaux catchy,
leurs bass lines hypnotiques et leurs
rythmiques entraînantes feront
mouche à tous les coups. Mention spéciale pour un "Suck My Soul" explosif
et contagieux!
Martha High
- Singing For The Good Times (Blind Faith Records/Differ-Ant)
Le nom de James Brown
est indissociable de celui de ses fidèles acolytes Fred Wesley, Bobby Bird,
Alfred "Pee Wee" Ellis, Lyn Collins et autres Marva Whitney … Pourtant
il en est une dont on ne parle que trop rarement, c'est sa choriste Martha High, qui l'accompagna sur scène
et en studio pendant plus de 30 ans, avant de rejoindre au début des années
2000 l'orchestre du saxophoniste Maceo
Parker (autre étoile de la JB's
factory), puis la formation hexagonale Shaolin
Temple Defenders en 2008 (W.O.M.A.N.)
et enfin les Speedometer en 2012 (Soul Overdue). S'apprêtant à publier un
nouvel opus solo baptisé Singing For The
Good Times prévu pour le 22 Avril prochain, la "Platine Blond Soul Sister" revient sur le devant de la
scène pour le plus grand plaisir des aficionados d'une southern soul profonde et originelle, puisant ses racines dans
le blues et le gospel ! A travers 11 titres
enregistrés à l'ancienne, elle nous replonge dans ses sonorités corrosives des 60's,
si chaudes et si sensuelles, qui firent la renommée d'un genre qui n'a
jamais cessé de passionner et de renaître de ses cendres (Amy Winehouse, Angie
Stone, The Dap Kings…). Epaulée par le producteur et crooner italien Luca Sapio la diva, qui a dépassé les
70 printemps, n'a rien perdu de sa fraîcheur et de sa superbe, comme le prouve
son premier extrait intitulé "Lovelight",
résolument racé et si proche du Memphis Sound
de l'illustre écurie Stax.
Elza Soares
- The Woman At The End Of The World (Mais Um Discos/Differ-Ant)
A presque 80 ans l'icône carioca Elza Soares n'en finit pas de nous surprendre, se réinventant sans
cesse et abordant des problématiques brûlantes d'un Brésil bien éloigné des
clichés. Masquant les outrages du temps par multe interventions esthétiques et
sous une épaisse couche de fond de teint, la diva aux sept vies publie son 34ième
album studio intitulé The Woman At The
End Of The World (A Mulher Do Fim Do Mundo), composé de 11 morceaux
inédits… Une première pour l'artiste !
Représentante d'un
nouveau genre musical baptisé dirty
samba ou samba sujo issu de la scène avant-gardiste paoliste, Elza nous dépeint sur fond d'histoires
sordides le portrait renversant d'un pays abusé et excessif, où racisme, sexe,
drogue et violence côtoient l'image d'Epinal du Carnaval et des plages de Rio.
Celle qui fut la protégée de Louis Armstrong dans les années
50, l'épouse de la légende du foot Garrincha
et qui partagea la scène de Chico Buarque, Caetano Veloso et autres
Gilberto Gil, a toujours voulu innover
sa samba l'associant au jazz, à la soul, au hip-hop, au funk ou à la musique
électronique. C'est avec le free
jazz et le rock que l'octogénaireà l'énergiepunk décide
aujourd'hui de fricoter, dans un disque
dur et éraillé où la MPB (musica
popular brasileira) est largement mise à mal. Le batteur/percussionniste Guilherme Kastrup en est le maître d'œuvre,
conviant aux côtés de la chanteuse les auteurs, musiciens et compositeurs de
SP: Kiko Dinucci, Rodrigo Campos, Felipe Roseno, Marcelo Cabral, Thiago
França, Douglas Germano, Clima, Celso Sim et Romulo Froes…
Sa voix rauque et
vibrante dans l'ouverture en acapella "Coraçao
Do Mar" (poéme d'Oswald de
Andrade, auteur moderniste du célèbre Manifeste Anthropophage), nous fait
calmement glisser vers la sublime samba
triste "A Mulher Do Fim Do Mundo"
où accents électro et guitares saturées
nous annoncent d'emblée une musique grave et pesante, exprimant douleur, désespoir et colère…
Les cordes viennent rajouter une touche de lyrisme hypnotique et terriblement
captivant à un titre qui demeure plutôt soft au regard de ce qui suit.
En effet tout se gâte à partir de "Maria Da Vila Matilde", la samba devient bruyante (samba
esquema noise), une chape de plomb s'abat sur l'auditeur avec cette chanson
sombre et corrosive où Elza incarne une
femme battue (du vécu?)
avertissant son ex-compagnon de ne plus l'approcher sinon "você vai se
arrepender de levantar a mao pra mim" (tu
vas regretter d'avoir levé la main sur moi).
"Luz
Vermelha" et sa mélodie
dissonante aux reflets psychédéliques nous livre ensuite une réflexion
pessimiste et effrayante sur le monde…
Le très explicite "Pra
Fuder" ("pour baiser")
et son air desamba afro-punkendiablé
exprime le désir sexuel incandescent et sauvage d'une femme prédatrice…
L'instrumentation y est dominée par les cuivres acides de Bixiga 70.
"Benedita"
raconte l'histoire d'un transsexuel drogué accablé par les violences sociales,
violences illustrées par la distorsion des guitares tranchantes…
La moiteur du Shrine transparaît ensuite dans l'afrobeat de "Firmeza?!", qu'elle interprète en duo avec Rodrigo. Les cuivres funky rappellent bien sûr ceux de Fela Kuti…
Le tango désarticulé
et chancelant"Dança" est
post mortem, narré par une disparue qui, même réduite en poussière, veut
danser…
Dans la ballade maritime "O
Canal" est cité Alexandre Le Grand, veillant sur la construction d'un passage
près de la mer Egée et réprimant ses sujets par cupidité et désir de grandeur…
Un écho à la dictature militaire au Brésil?
Le tendre "Solto"
est l'unique titre de l'opus dans lequel il n'y a pas de perturbation sonore ni
d'agression verbale, l'orchestration y est composée d'arpèges de guitare et d'un
quatuor à cordes formant un doux écrin à la voix apaisée d'Elza, qui ne crie plus mais murmure un texte demeurant tout de même
noir et triste, faisant sans doute écho à sa liaison avec l'amour de sa vie.
En clôture de ce qui semble être le meilleur album brésilien de l'année 2015 (Rolling Stone Brazil), Elza se retrouve à nouveau seule , nous offrant un second acapella touchant, surgi d'une nappe électronique cacophonique et angoissante. "Comigo" est un hommage à la mère, qui malgré sa disparition reste présente auprès de ses enfants... Des mots qui résonnent de façon particulière pour la diva qui perdit un fils quelques mois avant le lancement du disque fin 2015.
Bien que les textes soient écrits par d'autres, l'artiste se les approprie et se raconte san jouer la comédie...