Le sextet lyonnais Polymorphie
dirigée par le saxophoniste Romain
Dugelay, nous présente son dernier projet intitulé Cellule. Objet sonore difficilement classifiable, le projet met en
musique des textes d'Oscar Wilde (OW1 et OW5), de Paul Verlaine (Paul) ou d'un parfait inconnu nommé Xavier (Xavier), écrits en détention et questionnant en français ou en anglaisla condition carcérale. Arborant des influences
aussi diverses qu’inédites, du rock distordu
à la poésie urbaine, en passant par
la noise, l’électro et le jazz contemporain,
la formation bouscule et tranche dans le vif (OW3 et OW4). Parfois,
lorsque la guitare et les claviers ne vrombissent plus et que les saxophones cessent
de s’égosiller, le slam de Marine Pellegriniimpose un calme inquiétant et pesant, exprimant
avec force les sentiments d’enfermement, d’attente et de désespoir.
Disparu brutalement en juillet dernier alors qu’il se
produisait sur la scène du festival Saveurs Jazz près d’Angers, le pianiste
anglais John Taylor nous revient pourtant en ce mois de Septembre 2015 grâce à la sortie de son très beau projet posthume 2081, enregistré en famille avec ses fils Alex au chant (auteur des textes) et Leo à
la batterie (membre du groupe indie rock The Invisible) ainsi que le grand OrenMarshall au tuba (Radiohead, Bobby Mc Ferrin, Moondog ou encore The London
Philarmonic). Inspiré par la nouvelle de science-fiction
Harrison Bergeron écrite en 1961 par
Kurt Vonnegut et qui traite du thème
de l’égalité sociale dans un monde où la force, l’intelligence et la beauté
sont considérées comme une tare, 2081
nous immerge dans un jazz ample et
cinématique à l’esthétique résolument moderne. Ce calme gorgé d’une soul apaisée,
perceptible dans la voix d’Alex Taylor,
se pare d’un groove délicat qu’Oren déploie dans ses lignes de basse cuivrées et que Leo contribue à rendre entraînant par
son jeu précis et justement dosé. John
élabore quant à lui des mélodies captivantes
dans un style singulier (hérité entre autres des recherches rythmiques et harmoniques de Bill Evans et Gil Evans) qui
rapproche les univers du jazz, de la musique classique, de la pop et de la
musique de film.
Un magnifique album qui sera suivi d’ici quelques semaines
par la parution d’un enregistrement en duo avec le trompettiste Kenny Wheeler, qui nous a lui aussi
quitté il y a peu.
Boulou Ferré, Elios Ferré & Christophe Astolfi – La
Bande des Trois (Label Ouest/L’Autre Distribution)
Les frères Ferré,
duo incontournable de la scène jazz
hexagonale, forment avec Christophe
Astolfi un tout nouveau projet à 3
guitares baptisé sobrement La Bande
des Trois. Le trio s’empare des classiques de la chanson française et les pare de reflets gypsy hérités du maître incontesté de la guitare manouche, Django Reinhardt (Nuages). Boulou, musicien virtuose qui à 12 ans
accompagnait déjà Jean Ferrat, chante avec l’ingénuité et la douceur d’un Boris
Vian les textes de Brassens (Je me suis fait tout petit, Les Amoureux des
Bancs Publics), Gainsbourg (La Javanaise, L’Eau à la Bouche) ou Bachelet (Emmanuelle) sur des arrangements
sophistiqués au swing enivrant, ponctués d’improvisations puissantes et véloces.
Sons of Kemet - Lest We Forget What We CameHere
To Do (Naim Jazz/Modulor)
Les fils de Kemet
(« Terre Noire »), nom que donnaient les anciens égyptiens à leur
pays, publient Lest We Forget What We
CameHere To Do, leur second opus ancré dans les racines caribéennes et parcouru d’influences afro/éthio-jazz. La formation dirigée par le jeune
saxophoniste/clarinettiste anglais Shabaka
Hutchings explore le Tuk, tradition
musicale insulaire de la Barbade (où
il passa une grande partie de son enfance) basée sur le mélange explosif du rythme des marches militaires anglaises (héritées
de la colonisation) et du folklore ouest-africain(des anciens esclaves). Composé des batteurs Tom Skinner (Mulatu Astatké, Matthew
Herbert) et Seb Rochford (Polar
Bear) ainsi que de Theon Cross au tuba,
Sons Of Kemet accouche d’un disque
engagé (In Memory Of Samir Awad),
sauvage (Afrofuturism) et entêtant (Breadfruit), aux ambiances tantôt cinématiques (Mo
Wiser) tantôt entraînantes, un
peu à l’instar des brass band de la Nouvelle Orléans (In The Castle Of My Skin).
La chanteuse marocaine d’origine saharienne OumEl Ghaït Benessahraoui nous revient, après son sublime Soul Of Morocco paru en 2013, avec l’émouvant
Zarabi. Enrichissant ses influences
majeures que sont la culture Hassani
et les rythmes gnaouas d’accents soul, latins et jazz, elle rend
hommage, dans le dialecte marocain darija,
aux tisseuses de tapis originaires de la ville de M’hamid El Ghizlane (village bordant
le Sahara). Sa voix sensuelle et pétillante,
forgée durant son adolescence grâce à sa passion pour le gospel, est délicieusement
accompagnée par les mélodies enivrantesdu oud de Yacir Rami (Naïssam Jalal…),
les percussions sophistiquées de Rhani Krija (Omar Sosa, Sting…), les
lignes de basse chaloupées du contrebassiste Damian Nueva et la trompette latin-jazz de Yelfris valdes. A l’origine de tous les textes mis à part quelques emprunts
et adaptations, Oum a souhaité
enregistrer à M’hamid, en extérieur à
même le sable afin « de rester fidèle à un son naturel », restituant
ainsi la beauté et la vulnérabilité du lieu. Zarabi est un disque d’émoi, vibrant et touchant !
Repérée grâce à son duo avec la légende Bonga en 2000, la chanteuse portugaise d’origine cap-verdienne Lura entame alors, depuis Lisbonne, une
carrière musicale européenne puis internationale, marquée par sa signature chez
Lusafrica en 2004, qui produit
aujourd’hui son 5° album. Affectée par la disparition de Césaria Evora en 2011 avec qui elle avait enregistré l’année
précédente le sublime Moda Bô, (présent
sur son Best Ofparu en 2010) elle publie, après 6 ans
d’absence dans les bacs, son nouveau Herança.
Ayant dépassée le simple statut de voix prometteuse, Lura a choisi de s’installer sur la
terre de ses parents afin de se plonger dans l’identité profonde d’une culture métisse.
Souvent enrichi de musique brésilienne et d’accents jazzy, le répertoire d’Herança (qui se traduit « héritage »)
se veut être un hommage à la créolité
ainsi qu’à la femme du Cap-Vert. Sous la forme d’une invitation dansante et
sensuelle il nous fait (re)découvrir les rythmes traditionnels du funana (Sabi Di Mas), du batuque
(Mari Di Lida), de la morna (Ambienti Mas Seletu) ou de la coladeira
(Nhu Santiagu emprunté à sa
compatriote Elida Almeida, d’ailleurs
présente sur le titre).
Lura a choisi pour
l’occasion de s’entourer de la crème des musiciens/compositeurs de l’archipel, Mario Lucio (actuel ministre de la
culture au Cap-Vert), Toy Vieira et Hernani Almeida figurent à ses côtés comme
les guests de renommée mondiale venus du Cameroun et du Brésil Nana Vasconcelos et Richard Bona. Ensemble, ils célèbrent
la saudade festive que l’on trouve dans ces petits bouts d’Afrique nichés au
large du Sénégal au carrefour des cultures européennes, américaines et bien sûr
africaines.
Un disque touchant aux mélodies enivrantes et aux rythmes
chaloupés !
Black
Flower – Abyssinia Afterlife (Zephyrus Music/L’Autre Distribution)
La scène musicale de Gand en Belgique accouche d’un projet éthiojazz experimental mené par le saxophoniste-flûtiste
Nathan Daems. Habitué à nous
délivrer unjazz ouvert d’esprit aux
accents tantôt tziganes, turcs, indiens ou ska, le musicien nous présente ici Abyssinia Afterlife, premier opus de
son tout récent combo Black Flower, qui
vient grossir les rangs des nouveaux artisans de l’afrobeat et du groove
éthiopien en Europe, nous pensons notamment aux français Akalé Wubé, Ethioda ou les Frères Smith.
Les spectres de Mulatu Astatké (The Legacy Of Prester John) et Fela Kuti (I Threw A Lemon At That Girl) planent bien sûr au dessus de ce
disque aux reflets psychédéliques (Jungle Desert), mais les frontières sont
floues et les influences soul-jazz (Star Fishing) etorientales (Winter) sont aussi perceptibles.