Se sentant ni véritablement français ni complètement grec,
le pianiste Stéphane Tsapis a trouvé
les mots justes en s’interrogeant sur les limites de son identité musicale :
« Et si mon pays était entre les deux ? Et si je vivais dans cet
ailleurs qui n’existe que dans ma tête… ? »
En écoutant son dernier projet intitulé Border Lines, on prend toute la mesure de cette quête légitime.
Accompagné de ses fidèles acolytes le contrebassiste Marc Buronfosse et le batteur Arnaud
Biscay, ce professeur de création musicale pour l’image au Conservatoire de
Paris, explore, dénoue et relie avec fluidité et tendresse des mélodies traditionnelles de la Grèce d’hier
et d’aujourd’hui au jazz et son
potentiel fédérateur. Entre standards
revisités et titres originaux,
sur lesquels veille le directeur artistique Arthur Simonini, le trio déploie une palette sonore délicate brouillant
les pistes et les codes, effaçant les frontières et harmonisant les
tempéraments.
Comme il est agréable et stimulant de découvrir de nouveaux
talents, des artistes inconnus jusqu’au moment où leur univers musical
singulier se dévoile au cours d’une première écoute… Le guitariste d’origine grecque
David Voulga produit à 41 ans son tout
premier opus baptisé Inner Child. Il
nous offre 10 compositions radieuses
nous invitant à voyager au gré de ses sonorités
afro-cubaines ("So Yellow"
ou "Mongo Clave"), sénégalaises ("Bee Love" et "Saint-Louis,
Sénégal"), brésiliennes ("Elis") et gréco-turques ("Kourabiedes", "Albassia")
dans un jazz coloré, gorgé de tendresse et de chaleuroù le groove s'exhibe allègrement ("Abeba") gonflant parfois même
le torse comme dans le très funky"The 27th".
Le quintet que David
a monté pour l'occasion - et avec qui il
a répété dans une yourte mongole en pleine nature - est constitué du
pianiste Christophe Cravero, du
bassiste Kevin Reveyrand, du batteur
Frédéric Huriez et du
percussionniste Gilbert Anastase, on
remarquera entre autres quelques invités notables comme Didier Ithursary à l'accordion et Frédéric Couderc au sax et flutes... Tous y occupent une place
déterminante, provenant d’horizons bien distincts, ils créent une alchimie parfaite entre « structure
et organicité, composition très étudiée et improvisation libérée ».
Around The
World With… The (Hypothetical) Prophets (InFiné/Differ-Ant/Idol)
Paru originellement en 1982, le concept-album "Around The World With… The
(Hypothetical) Prophets", œuvre oubliée de la scène new-wave hexagonale underground, est
réédité aujourd'hui par InFiné,
remettant en lumière l'œuvre minimaliste du pionnier des synthétiseurs Bernard Szajner (inventeur de la harpe laser).
Le plasticien, scénographe et musicien français signait alors avec l'anglais Karel Beer, un projet singulier refusant tout étiquetage, où la technique du cut-up se frottait à un
tas d'influences musicales allant de la synth
pop à la noise en passant par l'indus, la cold-wave et le krautrock.
Parcouru de voix
robotisées, de glitchs, d'annonces radio ou de bulletins météo détournés, le duo accouche d'un disque mystérieux, éphémère et anonyme
(Joseph Weil et Norman D. Landing sont leurs noms d'emprunt), d'une fiction inspirée par le concert de
protestation No Nukes organisé au Madison Square Garden suite à l'incident
nucléaire de Three Mile Island en Pennsylvanie.
Voulant nous faire croire à un brulot parvenu sous le
manteau depuis un bloc soviétique amorçant son déclin, "Around The World With… The (Hypothetical) Prophets" donne
l'illusion d'être le manifeste d'un peuple effrayé par les risques d'une
catastrophe qui surgirait dans une de ses propres centrales (un trait d'humour prémonitoire
puisqu'en 1986 le cœur d'un des réacteurs de Tchernobyl entrait en fusion
conduisant à l'un des accidents atomiques majeurs enregistrés à ce jour).
La frontière séparant la
dérision de l'engagement social et politique est mince chez nos deux
bidouilleurs amateurs de synthés, de boites à rythmes et
d'échantillonneurs. Alors leur opus n’est-il
qu’une blague ?
Pas forcément, car le titre "Wallenberg" par exemple narre l'histoire de ce diplomate suédois accusé d'être à la solde des USA puis arrêté et envoyé par
les russes au goulag alors qu'il avait sauvé un grand nombre de juif de la
déportation à Auschwitz. Dans "Back
To Siberia", « Dmitri,
le narrateur russe, nomme tous les goulags (officiels et officieux) entre
Moscou et Vladivostok et dans "Fast
Food", Bernard et Karel illustrent la prolifération soudaine de la
restauration rapide à Paris…
Adriano Viterbini
- Film O Sound (Bomba Dischi/Differ-Ant)
Film O Sound
démarre en trombe avec le titre Tubi
Innocenti et ses saveurs mandingues
rendues abrasives par un jeu de guitare
tranchant aux sonorités saturées et vintages. Le guitariste italien Adriano Viterbini nous présente son
second disque empli d'influences musicales rapprochant Memphis de Bamako et du
Ténéré. S'y dévoile son admiration pour le blues
ou plutôt les Blues (où la technique
emblématique du slide guitar est
largement privilégiée), celui roots etrugueux du Delta du Mississippi (Welcome Ada ou Bakelite), celui vibrant et
révolté des touaregs du nord-Mali (Tunga
Magni), enfin celui radieux et
nuancé des îles hawaïennes (Sleepwalk).
La soul minimaliste et torride de Sam Cooke y occupe aussi une place
importante à l'image de la vibrante reprise du maïtre Bring It On Home To Me interprétée par le chanteur Alberto Ferrari. Dans le thème
classique est-africain Malaika, immortalisé
autrefois par Myriam Makeba, Adriano est rejoint par le trompettiste
cubain josé Ramon Caraballo Armas et
le joueur de mandoline Stefano Tavernese
qui nous offrent un instant de douceur et de volupté aux reflets sud américains et romains… Ailleurs, nous croisons les
notes singulières du guitariste nigérien Bombino,
les rythmiques jazz fusion du batteur Fabio
Rondanini etles lignes de basse
apaisantes d'Enzo Pietropaoli…
Red Star Orchestra
Featuring Thomas de Pourquery - Broadways (Label Bleu/L'Autre Distribution)
C'est sur le tard que je découvrais en septembre dernier
l'étonnant chanteur et saxophoniste Thomas
de Pourquery, alors invité à poser sa voix
grave, chaude et puissante sur le dernier disque de John Greaves,y incarnant
un certain poète maudit nommé Paul Verlaine. Ancien élève de Stefano Di
Battista, le crooner barbu au
tempérament explosif et aventureux se retrouve à nouveau au chant, sur un
projet monté en collaboration avec le Red
Star Orchestra mené par son directeur artistique Johane Myran. Les deux hommes côtoyaient le même club "Les
Falaises" à Montmartre, ils se retrouvent ici autour d'une épopée jazz brulante narrant l'ascension
et la déchéance "d'un personnage imaginaire évoluant dans l'univers
chaotique de Broadway". Johane
a réarrangé pour un big band de 18
musiciens une sélection de ces standards
américains intemporels pensés par Cole
Porter, Kurt Weill ou Billy
Strayhorn et immortalisés jadis par Franck
Sinatra, Paul Anka et autres Tony Bennett. Baptisé Broadways, ce recueil allie avec force et
panache l'élégance du swing des
années 50, la jubilation avant-gardiste du free-jazz
des 70's et la liberté harmonique et
rythmique du jazz contemporain. Magique !
Dario d'Attis
- Breaks For Peace EP (Strictly Rhythm)
Le Dj/producteur suisse Dario
d'Attis publie son dernier EP Breaks
For Peace sur le label new-yorkais Strictly
Rhythm. Ayant surement hérité de son père batteur un goût pour les grosses
caisses bien burnées, il nous livre ici 2 productions musclées dont la première, au titre éponyme, est résolument orientée tech house avec sa bassline hypnotique
et bien grasse nous collant au dancefloor. Le second morceau s'intitule My Tip, Dario l'a voulu moins sombre et davantage soulful que Breaks for Peace.
Ses vocaux, ses nappes de claviers et son groove
contagieux le placeront sans doute dans bon nombre de sets estivaux et raviront
assurément les aficionados d'une deep-house
dansante aux sonorités organiques et sensuelles.
il était invité par Sam Divine (DJ Resident de Defected Records) sur le podcast du label londonien, son mix est en deuxième heure de l'émission...
Paul Carrack - Soul
Shadows (Proper Music Distrib)
L'une des figures familières et respectées de la scène pop-rock
britannique Paul Carrack (Roxy Music,
Mick + The Mechanics, Ace, Squeeze's, Nick Lowe, Elton John, Ringo Starr, BB
King…) publie son nouvel opus Soul
Shadows, explorant encore un peu plus les contrées blue eyed soul et R&B
que son précédent Rain Or Shine
abordait en 2013. Engagé pour sa voix et ses talents de claviéristes par son
ami de longue date Eric Clapton à
l'occasion de sa tournée anglaise et internationale courant 2016, le chanteur affiche au compteur presque 40
années de carrière. A l'origine de 10 des 11 thèmes présentés dans son album - la
ballade Share Your Love with Me (immortalisée
par Aretha Franklin en 1970) étant empruntée à Bobby "Blue" Bland -
Paul a enregistré quasiment tous les instruments de Soul Shadows dans son home studio avec la collaboration de son fils
Jack à la batterie, ainsi que dans
les studios AIR à Londres, où il y alloua
les services d'une section de cordes et de cuivres, que la légende Pee-Wee Ellis (saxophoniste des JB's
aux côtés de Fred Wesley et autres Maceo Parker) a lui-même arrangé dans le
classieux Sweet Soul Legacy. Le
multi-instrumentiste privilégie les sonorités
soul lisses et sophistiquées (Keep On
Loving You, Bet Your Life)à la production impeccable (peut-être
trop ?), sa voix de velours survole des orchestrations raffinées au groove
certain (Late At Night, Say What You Mean) qui lorgnent
parfois sur le rock'n'rollToo Good To Be True, la folkWatching Over Me et la popThats How I Feel.