Dans des œuvres aussi prenantes, denses et riches que celles du saxophoniste américain Kamasi Washington, l'auditeur entrevoit la porte d'entrée, l'emprunte, mais pris par surprise, oublie vite de chercher la sortie, préférant s'égarer dans un dédale d'influences et de références musicales, où toutes notions de temps et d'espace se délitent. La puissance, le génie et l'immense raffinement de l'artiste imposent, outre le respect bien sûr, la divagation, l'introspection, la réflexion et l'exaltation des sens. Cette ivresse ressentie quand tout s'accorde, quand les souvenirs se conjuguent au présent et que les aspirations se confondent à la réalité, s'exprime parfaitement dans cette dernière odyssée livrée par un jazzman sorcier. Intitulée Heaven and Earth, elle est constituée d'un double album, qui succède au triptyque grandiose que fut The Epic, publié en 2015 sur Brainfeeder.
La diversité des compositions de Kamasi est à l'image de la constellation d'artistes qui gravitent autour de lui, de ses amis Herbie Hancock et Flying Lotus au collectif jazz West Coast Get Down (Thundercat, Josef Leimberg, Dexter Story et Ryan Porter), en passant par ses influences majeures (John Coltrane, Roy Hargrove) ou les figures emblématiques de la scène californienne (Horace Tapscott, Build An Ark).
En véritable virtuose de l'écriture, il construit des orchestrations dramatiques et des arrangements épiques dignes des plus grands compositeurs de musique de film. Il combine avec éloquence le pluralisme et la sophistication du jazz au discours incisif et réaliste du hip-hop, mais plus largement célèbre le groove sous toutes ses formes, bousculant des frontières entre les genres qui n'ont finalement aucune raison d'être.
Signer son disque chez l'anglais Young Turks est déjà un geste fort en soit, car il ne s'agit pas d'un label spécifiquement jazz, mais plutôt ouvert à un vivier de créateurs originaux et novateurs, s'illustrant autant dans l'électro et la pop que dans le R&B (Jamie XX, FKA Twigs, SBTRKT, Sampha...).
Entouré de sa garde rapprochée, The Next Step et de quelques complices prestigieux comme le contrebassiste Miles Mosley, le saxophoniste a souhaité, selon ses propres mots, représenter dans son volet Earth "le monde tel qu'il le voit de l’extérieur, le monde dont il fait partie. L'Acte Heaven montre quant à lui, le monde tel qu'il le perçoit de l’intérieur, le monde qui lui appartient. Son identité et ses choix reposent quelque part entre les deux".
Bien que perché, mystique, cosmique et psychédélique, le jazz crossover de Kamasi est avant tout politique, il s'inscrit pleinement dans l'actualité et son urgence, intégrant parfaitement un héritage légué en grande partie par la population afro-américaine. Heaven and Earth fait appel à tout un pan de la mémoire collective des Etats-Unis, puisant sa matière et son inspiration dans le gospel, le cinema, le jazz symphonique, le jazz vocal, l'afrobeat et les rythmes afro-latins, le free jazz de Sun Ra, le jazz rock de Zawinul et Herbie Hancock, la soul et le funk des années 70, le spiritual jazz de Coltrane et Pharoah Sanders... Parfois toutes ces influences se retrouvent piégées dans un seul et même morceau, c'est dire le haut niveau technique et le besoin insatiable qu'éprouve Washington à partager avec nous et ses musiciens tout ce qui le taraude et le révolte, toutes ces questions en suspend et ces non-dits qu'il transmet avec le brio qu'on lui connaît! Il explore un espace qu'avait défriché avant lui des géants, dont le plus illustre n'est autre que Miles Davis, élevé de son vivant au rang de pop star, de figure incontournable comme semble le devenir ce nouveau messie du saxophone à la garde-robe d'Earth Wind and Fire.